Si une blessure psychique est difficilement définissable en des termes scientifiques clairs, l’image populaire pour camper ce type de fragilité ou de blessure est d’y reconnaître une « cassure » à l’intérieur de nous.
Les blessures psychiques, même celles qui semblent anodines pour certains, sont toutes préoccupantes. Elles nous rappellent que nos principes de vie, nos croyances les plus ferventes comme nos valeurs dites essentielles peuvent se « fissurer » rapidement. Liées à des événements traumatisants, des relations troubles, des erreurs de jugement comme des dépendances de toutes sortes, nos blessures psychiques influencent le sens que l’on donne à la réalité et ébranlent parfois le fondement même de ce qui semblait être notre maturité psychologique. Au-delà de la complexité des composantes en jeu et de la gravité de nos difficultés de parcours, il est bon de regarder quel est le sens que l’on donne à ces « cassures intérieures » que l’on traine souvent pendant plusieurs années, sinon toute une vie.
Par exemple, un ami à moi me raconte que son père insistait pour qu’il ne fasse confiance à personne en affaires. Pour cautionner sa ligne de pensée, il citait régulièrement l’histoire d’un homme d’affaires très riche qui avait demandé à son fiston de 8 ans de monter en haut de l’escalier pour mieux se jeter dans ses bras. A la dernière minute, le père richissime se croisait les bras pour que son fils tombe dans les marches de l’escalier et mémorise ainsi ce qu’il venait de dire. Le père concluait en regardant son fils souffrir à ses pieds : Tu vois, il ne faut jamais faire confiance à personne. Cette situation, génératrice d’une grande blessure psychique, voire d’un choc post-traumatique particulier, a transformé du tout au tout la confiance naturelle que le fils pouvait avoir envers son père. Peut-on reconstruire sa confiance relationnelle quand des actions passées ont littéralement oblitéré notre vision de la réalité ? Peut-on guérir d’une telle blessure, qui s’aggrave au fur et à mesure qu’elle se cristallise dans des expériences humaines similaires ? Oui, certainement, mais il faut comprendre comment cette empreinte affective se transpose en représentations symboliques.
Dans l’exemple ci-dessus, l’escalier est le lieu physique du drame, la douleur corporelle indique l’intensité de la leçon de vie, la confiance de l’enfant se change en peur et le père comme figure d’autorité devient un imposteur. Le comportement psychologique du fils garde la trace d’un développement psychique qui s’est nourri d’images traumatisantes devenues des composantes de son monde symbolique. Dans toutes les histoires de souffrance, d’abus de confiance et de violence familiale, il y a l’acceptation d’un sens donné. Il faut donc reconnaître ce qui a permis de graver cette « cassure » dans notre mémoire et découvrir comment nous pouvons réorganiser, voire restructurer notre interprétation de la situation grâce à un exercice de symbolisation.
Ce qui engendre une représentation symbolique a ses assises dans la perception (son, couleur, odeur, toucher, etc.). Parfois, le transfert de nos perceptions en représentations symboliques débute par un simple détail. Il faut donc rechercher ce détail qui est le centre actif du souvenir de la situation. Est-ce l’escalier, la voix du père, la douleur, l’ambiance, le sentiment, la musique de fond ? Lors de l’événement, notre mémoire a réduit la complexité de la situation en différents signaux, qu’ils soient électriques, magnétiques ou chimiques, et c’est la représentation symbolique d’un signal en particulier qui va enclencher la remémoration de l’histoire. L’exercice de symbolisation vise donc à retrouver la mémoire d’un signal, même si celui-ci est souvent caché dans un « bruit de fond » d’images mentales. Je pourrais me risquer à dire que l’image du père est le centre actif dans cette histoire, mais certains mots comme Fiston, leçon de vie ou le timbre de la voix du père pourraient participer également à la symbolisation de la situation. Cet exercice vise à mieux comprendre comment les émotions, les sentiments, la gravité de la situation et même la complexité de l’histoire ont été schématisés par un mot, une image, voire une simple couleur. Le fait de saisir l’importance de ce centre actif dans la remémoration d’une situation permet de saisir le processus de transfert en langage symbolique.
On peut à partir du centre actif et de sa représentation symbolique autant se remémorer la situation traumatisante que d’en imaginer une nouvelle qui va reproduire le même type de blessure psychique.
Prenons l’exemple d’un phénomène collectif où la même représentation symbolique d’une blessure psychique est utilisée par plusieurs générations d’hommes. Aux États-Unis, où il est facile de se procurer une arme, certains jeunes transfèrent leur désespoir, leur dépression et leur frustration dans des actions meurtrières où il est souvent question de punition, de vengeance et de pouvoir malsain sur les autres. On peut se poser la question : l’arme à feu comme représentation symbolique de puissance et de virilité permettrait-elle de remonter à la source de la blessure psychique dont souffrent plusieurs générations de mâles américains ? Ces jeunes trainent avec eux une blessure psychique dont ils ne connaissent pas l’origine. Ils connaissent encore moins l’influence des représentations symboliques (images mentales, films, photos, etc.) qui la soutiennent. Tuer pour s’exprimer, tuer pour s’affirmer, tuer pour s’identifier et même pour glorifier un pouvoir personnel sur ses ennemis potentiels a une dimension symbolique qui n’est pas reliée aux victimes mais à des valeurs et au vécu du meurtrier, sinon de plusieurs générations qui utilisent encore et toujours les mêmes représentations symboliques. Le sens que ces jeunes hommes donnent à leur réalité intérieure provient d’un bagage culturel.
Quand nous vivons une blessure psychique, nous avons tendance à ne pas nous sentir responsables de nos états d’être, car nous projetons nos sentiments et nos émotions sur certains objets ou personnes qui sont les catalyseurs à répétition de nos comportements psychologiques. Par exemple, pour certains, posséder une arme assure une plus grande liberté individuelle. Est-ce que la liberté de l’individu est vraiment garantie par un simple objet ? Le fait d’être libre a-t-il un lien avec le port d’arme ? La liberté est un sentiment complexe lié au cheminement de l’individu et non uniquement à un droit civique. Les armes sont les représentations symboliques d’une cassure intérieure et non la réalisation concrète de la liberté : les meurtres gratuits en sont la conséquence tragique.
Il faut faire l’effort de distinguer notre univers symbolique de nos multiples états d’être pour comprendre notre façon de nous structurer mentalement. Dans l’analyse que nous faisons de nos blessures psychiques, il faut retrouver le centre actif et sa représentation symbolique. La filière de nos «cassures intérieures» est ce qu’il y a de plus intime en nous. Pour reconnaître la source de ces malaises, il faut prendre un certain recul afin de constater comment une suite de représentations symboliques est capables de composer, décomposer et recomposer la réalité vécue pour nous aider à voir plus clair dans l’organisation de nos multiples constructions mentales.
Êtes-vous capables d’identifier les représentations symboliques de vos blessures psychiques ?
À lire : « Le monstre de la NRA », Claude Lévesque, Le devoir, le monde 12 juin 2014
Michel Delage